BANDE DESSINÉE
Rien ne me prédestinait à écrire pour la bande dessinée. Mais dès le moment où je m’y suis mis, si j’ose dire, j’ai senti qu’il y avait là une légèreté dans les moyens, une rapidité dans l’exécution, un manque de prétention (ce qui ne veut pas dire un manque d’ambition) qui me convenaient parfaitement. C’est aussi un univers que j’ai tout de suite ressenti comme amical, comme convivial, même, ainsi qu’il est normal, s’il y a eu et s’il y a toujours de la chicane, des chapelles, des modes, des goûts et des dégoûts… À la différence d’autres milieux que je connais assez bien comme l’université, le journalisme ou la littérature, il y a beaucoup moins de jalousie, de mesquinerie dans la BD. Tout le monde est capable de reconnaître qu’un auteur, dessinateur ou scénariste, même si l’on n’aime pas tellement ce qu’il fait, est un type talentueux ou à tout le moins qu’il fait du bon boulot. C’est le côté artisanal de la bande dessinée qu’on retrouve là, le respect pour le bel ouvrage. Peut-être aussi que mon statut légèrement à part dans la BD — je fais partie de ce métier, mais j’appartiens ou j’ai appartenu aussi à d’autres cercles professionnels — m’en donne une vision légèrement idyllique ?
BANLIEUE
Il faut tout de suite préciser : dans ma jeunesse, il y avait LA banlieue qui se résumait peu ou prou à la Petite Couronne, celle des pavillons de meulière, des jardins potagers et des rosiers de grands mères… Alors qu’aujourd’hui, il y a partout LES banlieues, les grands ensembles, les cités, les ghettos, les échangeurs, les équipements péri-urbains de toute sorte, les centres commerciaux, les espaces plus ou moins verts, bref, un redéversement exponentiel, pour ne pas dire monstrueux, de la ville telle qu’on la connaissait. Au fin fond de moi-même, j’ignore si j’aime ou si je hais la banlieue. Comme tous ceux qui ont payé un prix élevé pour s’en extraire, par les études, les amitiés, le travail, j’en redoute les effets délétères, l’enfermement social épouvantable, l’exclusion psychologique. Mais j’y sens aussi une énergie, une jeunesse, une rage qui a quitté les centres-villes boboïsés. D’ailleurs, d’où viennent le rock, le rap, le polar…et une immense partie de la BD ? De la banlieue, pas des arrondissements à un chiffre parisiens, pas du West-end londonien, pas de Beverly Hills…
De cette enfance banlieusarde, le long de l’ancienne voie de chemin de fer de la gare de la Bastille, mais tout près du bois de Vincennes, j’ai gardé, je le crains, cet accent que je partage avec Gotlib et quelques autre rejetons des faubourgs. J’en ai gardé aussi — aujourd’hui comme hier — une sourde méfiance à l’égard de la bourgeoisie, des puissants, de l’argent, des bien-pensants, des récompenses et des honneurs. Mais je suis tout aussi réticent au politiquement correct de la gauche molle, au niaqua de l’extrême-gauche prétendument dure, aux donneurs de leçon de morale et signataires de pétitions à propos de tout et de rien.
J’en ai surtout conservé une espèce de fascination-répulsion pour la périphérie des grandes villes, que je connais bien et que j’aime toutes à divers titres.
BEST-SELLER
Je ne suis pas sûr d’avoir jamais écrit ce qu’on appelle des best-sellers et c’est en tout cas une tentation qui ne m’a jamais effleuré. Pas par vertu. Plutôt sans doute par incapacité : je ne saurais pas faire, les ingrédients ne me tentent pas (beaucoup d’argent, beaucoup de pouvoir, beaucoup de mystère, beaucoup de sexe et si possible le Président des États-Unis en special guest). Sans doute aussi par désintérêt : je ne lis pratiquement aucun techno writer tant la psychologie à la serpe des personnages (qu’il s’agisse de financiers, d’espions, de militaires, de milliardaires, de légistes en tout genre) me gonfle. C’est le genre de bouquins ou d’albums qui me tombent des mains dès la page 10 quel que soit leur genre, même si évidemment je suis capable de séparer le vrai savoir-faire de l’imbécillité patentée, car en termes de grosse cavalerie littéraire comme en termes d’avant-garde, il y a de tout. Il est probable que je n’en ai jamais non plus vraiment éprouvé le besoin, ayant un autre métier qu’auteur comme universitaire assez mal payé mais à l’abri du besoin. Y aurait-il enfin de la modestie mal placée ? Après tout, être riche et célèbre pour aller balancer des conneries chez Ardisson et autres fossoyeurs de la pensée, ça a peut-être son charme, même si ça m’échappe. Tout cela pour dire que j’ai sincèrement cru que Les Phalanges de l’Ordre noir et Partie de Chasse — puisque c’est à leur sujet que vous me posez la question — seraient des échecs commerciaux absolument funestes pour mon avenir. Qui — parmi ce qu’étaient les supposés lecteurs de BD de l’époque — allait s’intéresser à des anciens combattants internationalistes reprenant le sentier de la guerre idéologique ? Qui allait suivre les conversations aussi absconses que les distractions bornées d’apparatchiks venus de villes aux noms imprononçables ?
Eh bien surprise ! Il est vrai que ces albums ont marqué leur époque. Mais je ne suis toujours pas certain qu’il s’agisse de best-sellers car leurs ventes sont bien modestes à l’égard de véritables succès populaires comme en connaît la BD. Disons que ce sont plutôt des classiques solides… À l’issue d’innombrables réimpressions et de trois changements d’éditeur, j’avoue cependant que je suis totalement incapable d’en donner un tirage cumulé. Déjà que pour Valérian, dont la carrière a été beaucoup plusrectiligne, je me contente de répéter bêtement les chiffres évoqués par Jean-Claude Mézières… Finalement, on ne se souvient bien que de ses bides, tant c’est douloureux et facile à mémoriser !
BILAL (ENKI)
Si certains de mes albums anciens sont encore très vivants aujourd’hui, c’est assurément grâce au talent à nul autre pareil d’Enki Bilal qu’ils le doivent. Grâce à lui, j’ai pu faire passer la narration BD dans une dimension qui lui restait largement extérieure. Nous nous expliquons longuement sur le processus d’intériorisation du récit et d’explosion formelle que nous avons tenté de mettre en œuvre avec les Phalanges puis Partie de Chasse dans une excellente interview de Benoît Peeters pour la réédition de l’intégrale de ces titres chez Casterman, sous l’appellation Fins de Siècle. En compagnie d’Enki, j’ai eu la chance et la joie de faire dix œuvres différentes, ce qui est beaucoup : les trois titres de Légendes d’Aujourd’hui qui constituaient notre exploration d’une certaine France post-soixante huit ; les deux titres évoqués ci-dessus suivis d’Epitaphe dix ans plus tard, après l’effondrement des régimes communistes, ce qui nous a permis de reprendre nos personnages pour suivre leur destinée, chose tout de même assez rare ; deux livres illustrés à partir de photos retouchées, une technique ancienne littéralement revivifiée par Enki ; une ultime somme sur la fin de la fin de ce siècle tchernobylien avec Le Sarcophage, publié en 2000 dans « Les Correspondances de Pierre Christin ». Un film, Bunker Palace Hôtel [voir un peu plus bas]. Et une longue, très longue, partie de tennis qui dure toujours, de vendredi matin en vendredi matin, avec un score global plutôt à mon désavantage. Mais je n’ai pas dit, je ne dirai JAMAIS mon dernier mot avec Enki… bordeaux
Je n’ai jamais souhaité ne faire qu’écrire. J’ai toujours aimé enseigner, le travail d’équipe, le contact avec des étudiants. L’école de journalisme m’a apporté tout cela et le balancement perpétuel entre Paris (où j’ai toujours habité) et Bordeaux (où j’allais chaque semaine) donnait un certain rythme, un certain équilibre à ma vie, qui me convenaient. J’y reste d’ailleurs attaché en continuant à diriger des mémoires, à suivre des projets. J’ai beaucoup aimé la ville elle-même, sa beauté austère, le mystère de certains quartiers, le côté décati qu’elle a longtemps eu, les promenades amoureuses le long de ses quais alors désertés. En revanche, ce qu’on appelle la vie de province m’a toujours rebuté : qu’il s’agisse de politique, de culture, d’enseignement, tout a un caractère étriqué, vindicatif. Je suis toujours stupéfait quand les provinciaux en général et les bordelais en particulier parlent de la douceur de vivre en région. À part la bouffe et le vin, tout est matière à querelles. Tandis qu’à Paris (ou à Buenos Aires, ou à Madrid, ou à Londres, toutes villes où je me sens vite chez moi), tout le monde se fout de tout le monde tellement il y a de monde, ce qui rend finalement tout le monde assez tolérant.
BORDEAUX
Je n’ai jamais souhaité ne faire qu’écrire. J’ai toujours aimé enseigner, le travail d’équipe, le contact avec les étudiants. L’école de journalisme m’a apporté tout cela et le balancement perpétuel entre Paris (où j’ai toujours habité) et Bordeaux (où j’allais chaque semaine) donnait un certain rythme, un certain équilibre à ma vie, qui me convenait. J’y reste d’ailleurs attaché en continuant à diriger des mémoires, à suivre des projets.
J’ai beaucoup aimé la ville elle-même, sa beauté austère, le mystère de certains quartiers, le côté décati qu’elle a longtemps eu, les promenades amoureuses le long de ses quais alors désertés. En revanche, ce qu’on appelle la vie de province m’a toujours rebuté : qu’il s’agisse de politique, de culture, d’enseignement, tout a un caractère étriqué, vindicatif. Je suis toujours stupéfait quand les provinciaux en général et les bordelais en particulier parlent de la douceur de vivre en région. A part la bouffe et le vin, tout est matière à querelles. Tandis qu’à Paris (ou à Buenos Aires, ou à Madrid, ou à Londres, ou à Berlin, toutes villes où je me sens vite chez moi), tout le monde se fout de tout le monde tellement il y a de monde, ce qui rend finalement tout le monde assez tolérant.
BOUCQ [FRANçOIS]
Quand je dis que j’ai eu de la chance avec Enki, je devrais dire que j’ai eu de la chance avec beaucoup de dessinateurs. C’est Marcel Gotlib qui a eu l’idée de nous réunir, François et moi, dans le giron de Fluide. Pour lui, c’était un premier album. Et pour moi ? Une première incursion dans l’humour. Je trouve que Les leçons du professeur Bourremou n’ont pas si mal vieilli. Quant à Boucq, il n’a fait que se bonifier, avec ce mélange de raffinement et de grotesque qui n’appartient qu’à lui.
BUNKER PALACE HOTEL
Avec ce film écrit pour Bilal, j’ai pu mesurer l’abîme qui existait entre le travail de scénariste en bande dessinée et le travail de scénariste au cinéma. D’un côté, deux auteurs faisant un livre en commun sur lequel ils vont apposer leurs noms respectifs écrits dans les mêmes caractères, ce qui a tout de même une signification. De l’autre, un patron — le metteur en scène — et un homme de plume dont la signature apparaîtra éventuellement en caractères microbes au rez-de-chaussée d’une affiche. Ce n’est là, assurément, qu’un aspect des choses mais il correspond à une réalité. Un film — surtout avec un budget relativement important — est une énorme entreprise à monter, une usine qu’il faut construire pour ne produire qu’une seule voiture. Et il est certain que les enjeux sont tels que seuls l’auteur et le producteur (c’est à dire de plus en plus souvent la télévision) se trouvent être les seuls maîtres à bord. La façon dont nous avons travaillé sur Bunker était donc radicalement différente de la façon dont nous avions procédé jusqu’alors en BD où, comme je le fais toujours avec tous les dessinateurs, je propose une histoire déjà très élaborée, voire totalement écrite. Là, c’était le film d’Enki, et de surcroît son premier film. Je considérais que j’étais à son service afin de lui fournir les meilleures armes pour gagner le combat.
Un bilan ? Quelques années après la sortie du film, nous nous trouvions à Istanbul Enki et moi, en même temps qu’un colloque de sciences politiques sur le devenir des anciennes républiques turcophones de l’ex-URSS. On nous demande si les congressistes peuvent assister à la projection du film qui, en France, a certainement souffert d’être sorti avant la chute de Ceausescu et consorts (sans parler bien plus tard de celle de Saddam Hussein) réfugiés sous la terre avec (ou sans, mais c’est pareil d’un point de vue stratégique) armes de destruction massive. Toutes choses que racontait le film. Nous hésitons. Et puis bon, la projection a lieu. Courageux mais pas téméraires, nous nous tenons tous les deux au fond de la salle de projection de l’Institut français. Ovation après le mot fin ! Pour les politologues et responsables politiques de ces étranges démocraties post-communistes où tous les anciens dignitaires se sont planqués dans les sous-sols de l’Histoire avant de ressortir sous d’autres habits, le film avait un caractère aussi prémonitoire que Partie de Chasse pour des analystes européens.