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AGENCE HARDY
C’est la dernière série que j’ai créée — moi qui en ai créé si peu — mais ce n’est pas une raison pour que ce ne soit pas la première chose évoquée dans un abécédaire pour cause de hasard alphabétique. D’autant plus que cette histoire vient de loin, et même de très loin puisqu’elle est liée de diverses manières à ma jeunesse.
Le premier texte romanesque que j’aie écrit alors que j’avais une vingtaine d’années était en effet un roman policier, un truc très dur (je n’avais alors jamais vu un acte de violence de ma vie) qui se passait dans le golfe du Mexique (que je savais à peine placer sur une carte) avec un flic du type hard boiled ( je n’en rencontrerai que beaucoup plus tard ! ). Un roman qui, dieu merci, ne sera jamais publié, le seul manuscrit écrit à la main et inachevé que j’aie gardé, moi qui jette tout ce que j’écris. Je mettrai, après cette tentative, plus de quarante ans à revenir au polar de mes débuts et ce sera précisément avec Agence Hardy. Comme, entre temps, j’ai grandi sinon en sagesse du moins en prudence, je vais placer cette série policière réalisée en compagnie d’Annie Goetzinger dans un milieu que je connais bien, cette fois ci. Pas loin du « cours complémentaire » où j’ai fait mes études jusqu’au brevet, tout près de Picpus où j’ai appris les accords du blues en si bémol avec un ami guitariste, de la station de métro Saint Mandé Tourelles où j’ai vu les premiers dessins de Jean Giraud, de la Porte Dorée où j’ai été amoureux de l’actrice d’un petit film en noir et blanc tourné en compagnie de Jean-Claude Mézières, à deux pas de la foire du Trône où j’espérais faire tourner la tête aux jeunes filles en les emmenant sur les manèges.
On peut dire, en quelque sorte, qu’avec Agence Hardy, j’ai bouclé ma boucle, après de longues années passées à autre chose. Avec un curieux cratère dont je ne connaîtrai jamais le fond : si je n’avais pas fait de bande dessinée, si je n’avais pas abordé de nombreux autres genres, serais-je devenu essentiellement auteur de romans policiers ? Mystère et boule de gomme…

 

AMBLER [ÉRIC]
C’est à travers les hommages de John Le Carré rendus à ses prédécesseurs que j’ai découvert Ambler, assez oublié pendant un moment. Il fait partie de ces écrivains que j’aime lire en anglais (comme Le Carré lui-même, Graham Greene, Tom Wolfe, Ed McBain, etc.) car ce sont avant tout à mes yeux de merveilleux dialoguistes. Ce qui m’a attiré chez Ambler, c’est que, au delà du roman policier, du roman d’aventure, du roman d’espionnage, du roman d’amour parfois — ce que sont à divers titres tous ses livres — il y a un arrière-plan politique et économique extrêmement bien maîtrisé, sans compter une lucidité extraordinaire, aussi bien sur la période d’avant-guerre que sur la guerre froide. Les personnages plongés dans des intrigues qui les dépassent (comme chez Hitchcock) doivent faire appel à toutes les ressources de leur intelligence et même découvrir en eux des réserves de courage qu’ils ignoraient pour, sinon renverser, du moins réorienter le cours des choses.
Edith Hardy, de ce point de vue, peut être considérée comme une héroïne amblérienne. Sang-froid, capacité d’analyse, humour sec, peur de personne, mais pas peur de rien : elle est lucide et sait qu’il faut redouter beaucoup de choses. En même temps, elle garde sa part d’ombre. On ignore encore les raisons de son veuvage, de ses cauchemars, de ses pulsions… Notre héros en second, Victor, est lui aussi un garçon en devenir. Zazou un peu chien fou, il doit apprendre à dominer sa fantaisie et admettre que tout ce qui est « moderne » n’est pas pour autant exemplaire.

 

AVANT (LA BANDE DESSINÉE)
À la différence de tant de mes amis pour qui faire de la bande dessinée représentait depuis l’enfance l’accomplissement ultime, j’ai eu — et j’ai toujours — un « avant » : c’est à dire que, même si j’adore toujours le métier de scénariste BD, il y a eu d’autres choses auxquelles j’ai pensé avant d’en faire et il y a toujours d’autres choses qui pour moi passent avant d’en lire. Essayons de clarifier.
Pendant longtemps, c’était ma période naïve, je me suis vu éventuellement peintre ou dessinateur mais plutôt côté Raoul Dufy ou Bernard Buffet (des trucs que je ne sentais tout de même pas trop difficiles à imiter). Coup d’arrêt fatal : la rencontre avec Jean Giraud ! J’ai vite compris mes limites graphiques… Nouvel établissement secondaire, le lycée Turgot, près de la République. Premiers amis juifs, incomparablement plus cultivés que moi, je dirais même plus lettrés. Période intello où je découvre dans le désordre Jean-Paul Sartre, Louis-Ferdinand Céline et  — par dessus tout — Boris Vian, alors vendu sous le manteau et que j’ai tant aimé, jusqu’à le traduire plus tard en anglais. Je serai écrivain ou, du moins, je tenterai d’écrire ! La rencontre avec mon premier vrai romancier, le prix Goncourt Jean-Louis Curtis, quelque part sur des petites routes du Béarn, m’encourage : il me dit que mon coiffeur de père à tort de me tailler en brosse, que ça fait militaire, que je devrais porter une raie à gauche, ce serait plus mignon. J’ai alors seize ou dix-sept ans et c’est le moment où je commence à noircir des feuillets de… hé bien… de je ne sais plus trop quoi à vrai dire. Et je porte toujours une raie à gauche sur ce qui me reste de cheveux…
D’autres rencontres vont jouer et m’emmener dans d’autres directions potentielles. Le journalisme ? Alors que je suis à la Sorbonne, je suis attiré par la critique de cinéma, c’est la mode à l’époque, où Les Cahiers du Cinéma jouent un rôle intellectuel
sans commune mesure avec leur objet (les films) et leur diffusion (les « cinéphiles » comme on disait). Mon premier livre, un essai, portera d’ailleurs sur cette question et je serai toujours plus un fan de cinéma que de BD. Mais d’autres rubriques me tentent également. Pas la politique, que je laisse à mes condisciples de Sciences Po auxquels je trouve les dents trop longues et les intérêts littéraires trop courts. Non, les reportages lointains, même si mon horizon ne dépasse pas alors le sud de l’Angleterre. Ou alors les faits-divers, les histoires de crimes et de sang qu’il est de bon ton de mépriser si, comme tout le monde ou presque en milieu étudiant, on est marxiste. Bientôt, je partirai pour mon premier grand voyage initiatique dans les Montagnes Rocheuses. Ensuite je soutiendrai une thèse de doctorat sur Le fait divers, littérature du pauvre.
On le voit : des trucs et des machins, mais pas encore de BD. D’ailleurs, de la bande dessinée, à cette époque là comme aujourd’hui, j’en lis, mais pas plus que de la sociologie, de l’histoire, des récits de voyage. Et moins que du romanesque, toujours essentiellement anglais ou américain. Quant à la lecture
de presse, c’est littéralement l’une de mes addictions. Je suis le genre de type à prendre l’avion de Canton à Hong Kong pour acheter Le Monde, à dévorer El Pais de A à Z parce que c’est l’un de mes quotidiens favoris avec Libération, à éplucher chaque matin Le Guardian à Londres ou le NY Times à New York, à me mettre à apprendre tardivement l’allemand pour pouvoir lire la presse lorsque je suis à Berlin…

 

AYMOND [PHILIPPE]
Ah, Philippe Aymond, que Jean-Claude Mézières
et moi avons pris l’habitude un peu avunculaire d’appeler Philémon, d’après le merveilleux personnage de Fred…
C’est ma joie et ma tristesse, Philémon, que je n’appelle plus ainsi depuis qu’il est devenu Phil Aymond ce qui — évidemment — change tout. Je l’ai connu très jeune, d’où ce sobriquet. Et son nom reste associé pour moi à une aventure dans laquelle j’ai beaucoup investi, celle de Canal Choc. C’est avec lui que la relation créative allait très vite s’établir et, après la suspension de Canal Choc, nous allions revenir ensemble chez Dargaud pour d’autres livres où il allait commencer à donner la mesure de son talent. L’Homme qui fait le tour du monde, un ouvrage composite mélangeant grands pastels de Max Cabanes et toutes sortes de choses dont des vignettes de BD classique de Philippe, est un titre qui a compté pour moi. Notamment parce qu’il évoquait mon premier tour du monde mais aussi parce qu’il faisait entrer un thème relativement nouveau dans la BD de l’époque : celui de l’argent, du capital, tournant autour du globe à la vitesse d’un milliard de dollars par jour ces années-là. Depuis, le thème de l’argent a connu lui aussi de beaux lendemains…
Après Les Voleurs de Villes, un album de la collection Long Courrier où le dessin de Philippe continue à se densifier, nous amorçons une autre tentative avec Les 4x4, un truc écrit comme ça, vite fait, parce que j’avais envie de travailler pour des lecteurs plus jeunes, que je ne voulais pas me laisser enfermer dans les « grands » sujets politiques abordés avec Enki, romanesques avec Annie, ou imaginaires avec Jean-Claude. Le succès n’a pas été au rendez-vous. Et c’est là où intervient ma tristesse : lorsqu’un scénariste n’est pas capable d’emmener un jeune dessinateur au succès, je pense qu’il doit en tirer les conclusions. Nul n’est propriétaire de personne en bande dessinée, ou en tout cas nul ne devrait l’être. Avec un pincement au cœur, j’ai donc été amené à arrêter ma collaboration avec Philippe Aymond. Le jeune homme dont les dessins m’avaient immédiatement tiré l’œil alors que Jean-Claude et moi-même montions une équipe chez les Humanos pour Canal Choc a fait son chemin avec la réussite que l’on sait, notamment depuis qu’il travaille avec un autre scénariste assez connu...